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Le Graoully

La sonorité et ce nom, proche du monde d’Harry Potter, m’ont plu. Animal mythique, il serait apparu à Metz, aurait dévasté cette ville avant d’en être chassé par son évêque au 3e siècle. La première version de cette légende date de la fin du 10e siècle. Des serpents empoisonnaient l’air de leurs souffles. Après une messe, Saint Clément les soumit du signe de la croix, lia le plus grand de son étole, le conduisit sur les rives de la Seille où il lui ordonna de quitter ces terres. Plus tard, entre le 11e et le 16e siècle le « plus grand des serpents » devint dragon buveur de sang, voulu par Dieu, pour punir les Messins de leurs débauches. Saint Clément le noie alors tout simplement dans la rivière.
Dans Pantagruel, Rabelais le décrivit comme « une effigie monstrueuse, ridicule, hideuse, terrible ». Jusqu’à la Révolution, une procession prit le relais. Le Graoully reconstitué était promené, hué, fouetté par les enfants. A partir du 18e siècle, les boulangers durent donner un pain sur son passage. Enfin, en 1919, le jour du Mardi-Gras, le Graoully moderne vit le jour.
Aujourd’hui, on peut le voir dans la crypte de la cathédrale. Son effigie suspendue rue Taison rappelle que là, jadis, on ne sortait pas la nuit : « Taisons, taisons nous, voilà le Graoully qui passe ! ». Il figure désormais sur les blasons de clubs sportifs, de l’école nationale d’ingénieurs et du lycée Louis Vincent.
Il aura fallu près de mille ans pour que cette mutation se réalise ! Si la sonorité fit m’intéresser à ce monstre, j’aurai pu, sans ce prétexte, vous parler de gorgone, de gargouille, de basilic, du diable et de ses multiples noms : Asmodée, Satan, Méphistophélès, Lucifer ! Noms se rattachant à un même archétype : le mal, générant la peur !

La peur

Faut-il la classer dans le domaine des émotions ou, instinct primaire, doit-on l’associer à celui de survie, de conservation, de préservation, d’où les idées de fuite, d’évitement du danger ? Mais aussi, et surtout, jouait-on et joue-t-on toujours de nos peurs ?

Et l’obscurité vint et la clarté décrut ; l’éclatant Lucifer plein d’astres disparut, et Satan fut. L’enfer fut créé de la sorte.

Victor Hugo

La peur n’est-elle pas d’abord liée à l’inconnu ? Ne reculerait-elle pas au fur et à mesure de la connaissance, de l’intellectualisation de ce qui nous entoure ? La peur de l’enfant diminuerait-elle avec l’âge, peur s’éloignant avec l’apprentissage du réel ? Peut-on alors affirmer que le développement des sciences, de l’instruction, de l’éducation favorise une diminution des peurs par une distanciation de l’inconnu ?
A l’évidence, la peur subsiste, et l’accroissement des connaissances génère alors d’autres questions de type métaphysique. Ces nouvelles peurs peuvent alors se transformer en angoisse existentielle ; certains se retourneront vers les dogmes, les drogues, le nihilisme, le fanatisme, le suicide !

La peur de l’inconnu : la peur de la mort

Pour les Egyptiens, il y avait une vie après la mort. Pour les juifs, ce sujet ne semble pas essentiel. La religion musulmane promet une forme de bonheur auprès de Dieu. La religion chrétienne, quant à elle, affirme qu’il y a une autre vie… après la mort !
Le plafond de la chapelle Sixtine représente Dieu transmettant la vie, mais on y voit aussi les morts, les uns emportés vers le bas, les autres vers le haut. Rassurant pour ces derniers, source de craintes pour les autres. Cette sensibilisation à la peur et à son exploitation furent à l’origine, à mon sens de deux armes redoutables de domination : l’ignorance et l’espoir !
Dans un de ses romans, par la voix de Bartolomé Colomb, frère de Christophe, Erik Orsenna les développe :

« Il faut chercher dans l’ignorance, ma caractéristique première… Une ignorance décidée, inculquée. C’est le savoir qu’on inculque. Comment enseigner son absence ?… A quoi bon répétait notre mère, perdre son temps dans les ratiocinations humaines alors que seul importe, pour gagner son ciel, l’intelligence de la volonté divine ? »


Quant à Umberto Ecco, dans Le Nom de la rose, par la voix du moine aveugle mettant le feu à la bibliothèque, il fustige Aristote et le rire :

« Combien d’esprits tireraient de ce livre l’extrême syllogisme, selon quoi le rire est le but de l’homme ! Le rire distrait quelques instants le vilain de la peur. Mais la loi s’impose à travers la peur, dont le vrai nom est la crainte de Dieu… Et de ce livre pourrait naître la nouvelle et destructive aspiration à détruire la mort à travers l’affranchissement de la peur. Et que serions nous, nous créatures pécheresses, sans la peur, peut-être le plus sage et le plus affectueux des dons divins ? »

La franc-maçonnerie, quant à elle, utilise les mythes et associe mort et renaissance, mort acceptée, mort symbolique qui pour certains sans doute peut devenir « méthode » pour l’apprivoiser, la réelle, s’en faire une « amie » ? Peut-être ! Les bergers d’Arcadie, œuvre de Nicolas Poussin, m’a toujours inspirée. L’inscription sur le tombeau : « Et in Arcadia ego » exprime que même en Arcadie, terre idyllique datant de l’antiquité classique, image du paradis, la mort est là aussi bien présente ! Le message ne serait-il pas alors de l’accepter pour mieux vivre ?
Il y a quelques mois, un Frère présenta un très beau texte sur la fin de vie. A l’issue de sa présentation furent abordé l’acceptation de la mort de l’autre, voire dans certains cas une aide pouvant être considérée alors comme une preuve d’amour. Si la peur de la mort ne se résume pas en effet à une simple attitude égoïste, elle concerne régulièrement les autres, ces autres qu’on aime. Alors, seuls les vivants souffrent !

La peur de l’inconnu : la peur de l’autre.

A n’en pas douter, la peur de l’humain est toujours d’actualité : peur de l’autre, ou plutôt de certains autres, peur à l’origine des pires ignominies passées et présentes. Inquisition, croisades, chasses aux sorcières, pogroms s’appellent désormais : extermination, racisme, expulsions, déplacements, mise aux bancs de…
Le plus souvent, cette peur a pour origine l’ignorance, ignorance simple parfois, mais aussi ignorance cultivée. Immigrés, homosexuels, juifs, gens du voyage, arabes, noirs sont niés dans leurs altérités et obtiennent involontairement le statut de paria. Et cette peur justifie alors tous les excès : dans son essence humaine d’abord, et conséquemment dans les droits et libertés fondamentales les concernant.
Ce cancer de l’espèce humaine particulièrement virulent s’infiltre, se développe, déshumanise son porteur. Mais ce qui le différencie du véritable cancer, c’est que le porteur a accepté le plus souvent son emprise, son propre avilissement. L’autre, pour de multiples raisons, devient un non-moi, un autre à exclure, à maltraiter, voire plus. Il peut souffrir, pleurer, mourir, peu importe, il n’existe pas, il est fantôme, ombre. Il gêne, dérange, importune, incommode, alors repoussons-le, voire supprimons-le… Et la nature fait parfois le travail… Ah, belle Méditerranée !
Et parmi xénophobes, racistes, homophobes, apparaissent des politiques, pour certains se présentant à l’élection suprême. Comment est-ce possible, démocratie oblige ? Non, il y a encore peu de temps, certains avaient le courage d’employer le mot délit pour un tel affichage. Nous, francs-maçons défendons la liberté d’expression, certes ! Mais à force de laisser s’exprimer ces extrémistes ne nous engageons-nous pas dans la grande confrérie des angéliques ? L’Europe s’insurge de ce qui se passe en Hongrie à propos des homosexuels, et après ? Il y eut les invasions de la Crimée, de l’Ukraine, et après ? Et ces femmes en Iran, et après ? Cinq cents néo-nazis défilent dans Paris et après, et après et après ?
Face à cet « a-humanisme », la Franc-Maçonnerie ne peut ignorer cette peur, obstacle majeur à l’avènement d’une société plus libre, plus égalitaire, plus fraternelle. Elle se doit de la combattre avec ses armes : l’éducation, l’instruction, la réflexion, la propagation des connaissances. Et ce dans le réel, et pour tous, sans la moindre exception, sauf à trahir sa revendication d’un humanisme universel.

La peur de l’inconnu : l’évolution des peurs

Ces peurs sont-elles les seules ? Ne voit-on pas en sourdre de nouvelles ? La peur du lendemain ; la peur des pandémies ; la peur climatique ; la peur des pertes de libertés ; la peur des dictatures ; la peur du grand complot ; la peur de la pauvreté. Il y en a sans doute d’autres, j’ai choisi de ne pas développer ce chapitre vous laissant la possibilité de compléter ces pistes, voire de les hiérarchiser ! Car je tenais à en décrire une autre, une peur qui peut parfois balayer toutes les autres !

La peur de l’inconnu : la peur de Soi

J’avais réfléchi il y a quelque temps sur un sujet dont l’objet était d’établir un lien entre cette phrase de Pindare, « Deviens celui que tu es », et le processus décrit par KG Jung où le Moi, peu à peu, céderait la place au Soi par un rapprochement du conscient et de l’inconscient. A cette face obscure de l’être, le psychiatre suisse précisais :

« Je pense que la vraie liberté réside dans l’accomplissement et la réalisation du Soi »

Une découverte de l’ombre entraînant des bouleversements, une réflexion éthique, une acceptation de la réalité, signifiant par là non de céder au mal, mais bien de l’intégrer… pour accéder à la vérité !
La vérité alors, source de peur ? Je ne parle pas ici de vérités scientifiques, morales ou réglementaires mais de sa vérité, sa propre vérité ! Dans un de ses cours au collège de France, Michel Foucault affichait :

« On pourrait appeler « spiritualité » la recherche, la pratique, l’expérience par lesquelles le sujet opère sur lui-même les transformations nécessaires pour avoir accès à la vérité ».

Pour lui en effet, la vérité n’est pas donnée par un simple acte de connaissance. Il ne peut y avoir vérité sans conversion, sans transformation, sans un mouvement d’ascension par lequel la vérité vient et illumine. Et de préciser :

« C’est un travail, un travail de soi sur soi, une élaboration de soi sur soi, une transformation progressive de soi sur soi dont on est soi-même responsable dans un long labeur qui est celui de l’ascèse ».

Mais « quelle dose de vérité chacun est-il capable de supporter ? » J’abordais précédemment l’exploitation de la peur par l’ignorance et l’espoir. Pour certains philosophes, l’espérance est le pire des maux, car seul compte le courage d’être soi. Pour alors tenter de se sauver du nihilisme et de l’illusion, le désespoir peut-il devenir la rançon de la lucidité ?
Quant à la souffrance serait-elle une « opportunité… passagère », un « moyen » pour affronter l’existence ? Je peux, à titre personnel, vous assurer que chaque année, lors du 14 juillet, voyant des musiques défiler, mes yeux se mouillent. Malgré mes 7 fois 11 ans je repense à ce père musicien que je ne connus que 4 ans …… et aux conséquences « paradoxalement positives » de cette douloureuse absence !
Alors, peur de la vérité ou peur de la liberté ? Il est aisé de comprendre que celui qui ne s’obéit pas à lui-même tombe sous la coupe des autres. Il est en effet plus facile d’obéir à autrui que de se commander soi-même. Certains aimeraient être des esprits libres mais s’avèrent incapables de briser les chaînes de la croyance. Irvin Yalom l’exprime clairement dans un de ses livres : « Un jour viendra sans doute où les hommes cesseront de craindre la connaissance et de travestir la faiblesse sous le masque de la « loi morale », et trouveront le courage de briser les chaînes du « tu dois »… et, sous-entendu … pour passer au « je dois ». »
Si « Deviens ce que tu es » signifie devenir plus parfait et ne pas être à la merci des desseins qu’un autre aurait conçus pour vous, ce chemin passe par une conscience claire. Est-ce aisé, souhaitable ? Je le crois et cette maxime sous forme de question me plait : « N’est-il pas plus facile de vivre avec une mauvaise réputation qu’avec une mauvaise conscience ? »
Sans doute n’ai-je pas été très clair sur ce chapitre ! Je me demande en effet parfois si nos rêves ne sont pas plus proches de nous que ne le sont nos sentiments ou nos brillants raisonnements ! Quoi qu’il en soit, et quelle que soit la méthode, je rejoins malgré tout Zarathoustra exprimant : « Il te faudra te consumer à ta propre flamme ; comment naîtrais-tu de nouveau, si tu ne t’étais pas consumé ? »… Et de me poser cette question ? Le secret d’une vie heureuse ne serait-il pas d’avoir d’abord ce qui est nécessaire, et ensuite d’aimer ce qu’on a voulu ?

En conclusion

Il existe un très beau grade maçonnique où le mythe nous conduit vers la reconstruction d’un temple avec une truelle dans une main et un glaive dans l’autre !

Face à ces peurs, anciennes ou nouvelles, le franc-maçon devrait, me semble-t-il, s’engager dans une double tâche, tâche de construction, mais aussi de défense:

  1. Eradiquer d’une main les peurs internes, personnelles ou non.
  2. Combattre de l’autre main tous générateurs directs ou non de ces peurs !

Ce double engagement me rappelle Stendhal qui, cheminant non loin de ces lieux, s’exprima ainsi : « Les peuples n’ont jamais que le degré de liberté que leur audace conquiert sur la peur. »
Si, pour certains, la tâche semble impossible – une perspective utopique – ; pour d’autres, il n’y a qu’une chose qui puisse rendre un rêve impossible : la peur d’échouer.

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Don de soi et sacrifice : le conflit des spiritualités entre humanisme et fanatisme

On se rappelle tous du sort dramatique de Arnaud Beltrame, officier de gendarmerie, qui a trouvé la mort le vendredi 23 mars 2018 lors d’une prise d’otage dans un supermarché de Trèbes dans l’Aude. Son courage face au terroriste assassin et preneur d’otages a suscité l’admiration générale. Ce jour-là, il est mort en héros parce que l’ultime geste de sa vie fut un acte héroïque qui a sauvé une vie — celle de l’otage à laquelle il s’est substitué — et peut-être d’autres vies encore. 

Ce n’est plus un secret, Arnaud Beltrame était franc-maçon à la Grande Loge De France. Son décès tragique a suscité nombre de commentaires et questionnement dans notre obédience. Un responsable national inscrivit d’emblée cette mort dans le thème du sacrifice en considérant qu’elle est en soi une réponse concrète à la question suivante : « Dans quelles circonstances un être humain peut-il consentir au don suprême, le sacrifice de soi ? »

La réponse n’est pas aussi facile — aucun exemple particulier, fut-il des plus exemplaires d’ailleurs, n’y pourrait suffire — ! Arnaud Beltrame n’est pas né héros, il l’est devenu au travers de circonstances exceptionnelles qui l’ont amené à se conduire courageusement. 

Comme Arnaud Beltrame, nous sommes tous confrontés, dans des situations imprévisibles et parfois périlleuses, à des choix qui engagent totalement notre existence. Comme le dit fort bien Jean-Paul Sartre : « Le choix est possible dans un sens, mais ce qui n’est pas possible, c’est de ne pas choisir. Je peux toujours choisir, mais je dois savoir que si je ne choisis pas, je choisis encore. » C’est, en ce sens, que « nous sommes tous condamnés à être libres », selon le philosophe existentialiste qui explique : « L’homme n’est rien d’autre que son projet, il n’existe que dans la mesure où il se réalise, il n’est donc rien d’autre que l’ensemble de ses actes, rien d’autre que sa vie. ». 

En effet, il n’y a, dans l’existence humaine, que des actes par lesquels l’homme façonne son identité, c’est-à-dire se donne sa propre définition. Dans la diversité de ces actes, il peut y en avoir certains qui sont heureux et/ou d’autres malheureux, réussis et/ou ratés, beaux et/ou laids, courageux et/ou lâches, etc., de telle sorte que chacun d’entre nous peut se composer une existence à partir de l’ensemble de ces éléments disparates qui font le contraste ou le relief d’une vie selon le jugement qu’on puisse en avoir à distance de nous-mêmes, de façon plus ou moins rétrospective. 

Il n’y a donc pas de héros en soi ; on ne naît pas héros, on le devient à l’occasion, dans une situation donnée qui peut changer selon les circonstances.

Ainsi, il peut arriver qu’un homme qu’on a considéré toute sa vie comme un être veule et lâche puisse être capable, dans une situation singulière, d’un acte héroïque qui va, tout à coup, changer notre regard sur ce qu’il est. C’est cela que nous explique Jean-Paul Sartre dans sa conférence L’existentialisme est un humanisme : « Il n’y a pas de tempérament lâche ; il y a des tempéraments qui sont nerveux, il y a du sang pauvre, ou des tempéraments riches ; mais l’homme qui a un sang pauvre n’est pas lâche pour autant, car ce qui fait la lâcheté, c’est l’acte de renoncer ou de céder, un tempérament ce n’est pas un acte ; le lâche est défini à partir de l’acte qu’il a fait. (…) Ce que les gens veulent, c’est qu’on naisse lâche ou héros. Un des reproches qu’on (me) fait le plus souvent se formule ainsi : mais enfin, ces gens qui sont si veules, comment en ferez-vous des héros ? Cette objection prête plutôt à rire, car elle suppose que les gens naissent héros. Et au fond, c’est cela que les gens souhaitent penser : si vous naissez lâches, vous serez parfaitement tranquilles, vous n’y pouvez rien, vous serez lâches toute votre vie, quoi que vous fassiez ; si vous naissez héros, vous serez parfaitement tranquilles, vous serez héros toute votre vie, vous boirez comme un héros, vous mangerez comme un héros. Ce que dit l’existentialiste, c’est que le lâche se fait lâche, que le héros se fait héros ; il y a toujours une possibilité pour le lâche de ne plus être lâche, et pour le héros de cesser d’être un héros. Ce qui compte, c’est l’engagement total, et ce n’est pas un cas particulier, une action particulière qui vous engage totalement. ». 

Ce que notre philosophe récuse ici, au travers de cette analyse, c’est cette essentialisation de l’homme qui le fige une fois pour toutes dans une définition arrêtée de son être en niant son devenir, en niant sa capacité de se modifier à tout instant par un acte nouveau et irréductible, comme s’il était déjà mort, comme s’il était un mort vivant que rien ne peut plus changer de ce qu’il est. C’est en quelque sorte une réduction, une réification de l’homme en tant que liberté. Dire d’un homme qu’il s’est conduit en héros parce qu’il est un héros au sens où il ne pouvait pas en être autrement compte tenu de sa nature, c’est en quelque sorte nier sa liberté de choisir, de se choisir, c’est dire au bout du compte que son acte n’est que le résultat de sa nature prétendument héroïque ou le fruit d’une transcendance qui le dépasse. 

L’hommage national qui a été rendu par le président de la République en est, de ce point de vue, une illustration marquante : « Être prêt à donner sa vie parce que rien n’est plus important que la vie d’un concitoyen, tel est le ressort intime de cette transcendance qui le portait. Là était cette grandeur qui a sidéré la France. Le lieutenant-colonel Beltrame avait démontré par son parcours exceptionnel que cette grandeur coulait dans ses veines. Elle irradiait de sa personne. ». Dans ce même discours, Emmanuel Macron affirme : « Oui, l’engagement de servir et de protéger peut aller jusqu’au sacrifice suprême. Oui, cela a du sens, et donne sens à notre vie. (…) Votre sacrifice, Arnaud Beltrame nous oblige. Il nous élève. ».

Soulignons…

  • L’acte du soldat, érigé en héros national, est un sacrifice dont le « ressort » est « une transcendance ».
  • « Cette grandeur coulait dans ses veines », comme s’il s’agissait d’une seconde nature
  • Le « sacrifice suprême (…) donne sens à notre vie. (…) Il nous oblige et nous élève »

Doit-on considérer que l’acte de bravoure de Arnaud Beltrame est un sacrifice qui donne un sens à sa vie, à notre vie, et que la mort sacrificielle lui confère sa valeur ? Qu’est-ce qu’un sacrifice ?

Le terme vient du mot latin « sacrificium » qui signifie étymologiquement « faire le sacré » = « sacrum-facere » (Dom Robert Le Gall — Dictionnaire de Liturgie). C’est une action sacrée par laquelle une personne, une communauté offre à la divinité, selon un certain rite, et pour se la concilier, une victime mise à mort (réellement ou symboliquement) ou des objets qu’elle abandonne ou brûle sur un autel.

« Le sacrifice est donc l’action sacrée par excellence. Il déploie la variété de ses formes entre l’offrande, qui en est le plus bas degré, et le martyr, où le sacrifiant s’offre lui-même comme victime. Si l’on supprime le sacrifice, le culte perd sa fonction essentielle, la mythologie ou la théologie s’appauvrissent d’un de leurs dynamismes créateurs, et (…) la morale d’une dimension maîtresse » (Philos., Relig., 1957, p. 34-13).

Le philosophe Nietzsche nous apporte des éclaircissements intéressants à ce sujet qui, bien que troublants, peuvent nous éviter de tomber dans le piège du fanatisme insidieux lié à la fascination qu’exerce sur nous le spectacle de la « mort sacrificielle » : « Que des martyrs prouvent quelque chose quant à la vérité d’une cause, cela est si peu vrai que je veux montrer qu’aucun martyr n’eut jamais le moindre rapport avec la vérité. Dans la façon qu’a un martyr de jeter sa certitude à la face de l’univers s’exprime un si bas degré d’honnêteté intellectuelle, une telle fermeture d’esprit devant la question de la vérité, que cela ne vaut jamais la peine qu’on le réfute. »

Il pose alors en ces termes la question aux théologiens :

« Comment ! Une cause peut gagner en valeur si quelqu’un lui sacrifie sa vie ! Une erreur qui devient honorable est une erreur qui possède un charme de séduction de plus : croyez-vous, messieurs les théologiens, que nous vous donnerons l’occasion de jouer les martyrs pour vos mensonges ? » 

Sa réponse est dès lors cinglante : « Les martyrs furent un grand malheur dans l’histoire : ils séduisirent. Déduire qu’une cause pour laquelle un homme accepte la mort doit bien avoir quelque chose pour elle. Cette logique fut un frein inouï pour l’examen, l’esprit critique, la prudence intellectuelle. Les martyrs ont porté atteinte à la vérité. Il suffit encore aujourd’hui d’une certaine cruauté dans la persécution pour donner à une secte sans aucun intérêt une bonne réputation. Comment ? Que l’on donne sa vie pour une cause, cela change-t-il quelque chose à sa valeur ? Ce fut précisément l’universelle stupidité historique de tous les persécuteurs qui donnèrent à la cause adverse l’apparence de la dignité. »

Dans une certaine mesure, Albert Camus, au début de son Mythe de Sisyphe, rejoint les propos du philosophe allemand en mettant en lumière la question cruciale que, en tant qu’hommes et maçons, nous nous posons toujours : quel est le sens de notre vie ?

 « Il n’y a qu’un problème philosophique vraiment sérieux : c’est le suicide. Juger que la vie vaut ou ne vaut pas la peine d’être vécue, c’est répondre à la question fondamentale de la philosophie. (…) Si je me demande en quoi juger que telle question est plus pressante que telle autre, je réponds que c’est aux actions qu’elle engage. Je n’ai jamais vu personne mourir pour l’argument ontologique. Galilée, qui tenait une vérité scientifique d’importance, l’abjura le plus aisément du monde dès qu’elle mit sa vie en péril. Dans un certain sens, il fit bien. Cette vérité ne valait pas le bûcher. Qui de la Terre ou du Soleil tourne autour de l’autre, cela est profondément indifférent. Pour tout dire, c’est une question futile. En revanche, je vois que beaucoup de gens meurent parce qu’ils estiment que la vie ne vaut pas la peine d’être vécue. J’en vois d’autres qui se font paradoxalement tuer pour les idées ou les illusions qui leur donnent une raison de vivre (ce qu’on appelle une raison de vivre est en même temps une excellente raison de mourir). »

La dernière phrase est particulièrement importante pour notre sujet, car elle dévoile un paradoxe qui est souvent à l’origine du fanatisme : « Ce qu’on appelle une raison de vivre est en même temps une excellente raison de mourir ». Et on pourrait ajouter pour grossir le trait : « Et une excellente raison de faire mourir »… On ne peut pas, en même temps, dénoncer la mort infamante qu’infligent et s’infligent à eux-mêmes les fanatiques au nom de leur Cause sacrée et encenser la mort glorieuse de celui qui se sacrifie pour une « juste Cause ». 

Dans Précisions (Écrits pacifistes), l’écrivain pacifiste Jean Giono explique, au lendemain des horreurs de la Première Guerre mondiale, que la vraie notion de héros ne peut se rattacher qu’à celle de la vie : « Le héros n’est pas celui qui se précipite dans une belle mort ; c’est celui qui se compose une belle vie ». Dans son réquisitoire contre la guerre et ceux qui la provoquent, il écrit : « Il n’est donc pas vrai que mourir pour la patrie est le sort le plus beau. » car la vérité c’est qu’« il n’y a pas de héros : les morts sont tout de suite oubliés. Les veuves des héros se marient avec des hommes vivants simplement parce qu’ils sont vivants et qu’être vivant est une plus grande qualité qu’être héros mort. ». En effet, pour Giono : « La mort est toujours égoïste. Elle ne construit jamais. Les héros morts n’ont jamais servi ; certains vivants se sont servis de la mort des héros. Mais après des siècles de cet héroïsme, nous attendons toujours la splendeur de la paix ».

Derrière le propos polémique — certes discutable, on peut en convenir — de ce Poilu qui a vécu dans sa chair la barbarie militaire, il faut sans doute discerner une interrogation sur le courage et les ambiguïtés qu’il peut engendrer, face à la diversité des interprétations possibles et de ses usages. 

Le courage est-il en soi une vertu ? Contribue-t-il à donner de la valeur à l’acte que l’on qualifie de courageux ? Ou bien, au contraire, le courage ne vaut-il que quand il est au service des vertus ?

Le philosophe André Comte-Sponville a consacré une très belle analyse à cette notion. Il en souligne d’emblée la troublante ambivalence : 

« Le courage peut servir à tout, au bien comme au mal, et ne saurait en changer la nature. Méchanceté courageuse, c’est méchanceté. Fanatisme courageux, c’est fanatisme. Ce courage-là — le courage pour le mal, dans le mal — est-il encore une vertu ? Cela semble difficile à penser. Qu’on puisse admirer en quelque chose le courage d’un assassin ou d’un SS, en quoi cela les rend-il vertueux ? Un peu plus lâches, ils auraient fait moins de mal. Qu’est-ce que cette vertu qui peut servir au pire ? Qu’est-ce que cette valeur qui semble indifférente aux valeurs ? » André Comte-Sponville cite Voltaire : « Le courage n’est pas une vertu, mais une qualité commune aux scélérats et aux grands hommes. » Et il prend deux exemples : le kamikaze et le terroriste. « Si je dis de quelqu’un : ‘Il est cruel et lâche’, les deux qualificatifs s’additionnent. Si je dis : ‘Il est cruel et courageux’, ils se soustrairaient plutôt. Comment haïr ou mépriser tout à fait un kamikaze ? (…) Imaginons au contraire un terroriste athée : s’il sacrifie sa vie, comment lui supposer des motivations basses ? Courage désintéressé, c’est héroïsme ; et si cela ne prouve rien quant à la valeur de l’acte, cela indique au moins quelque chose quant à la valeur de l’individu. »

Vous me direz : ce sont là des contre-exemples qu’on ne saurait généraliser et, en tous cas, mettre sur le même plan. Et, pourtant, si on retient les mêmes critères utilisés par le chef des armées françaises pour honorer un de ses officiers, peut-on dénier à ces figures le courage de sacrifier leur vie pour une cause qui les dépasse, une transcendance qui en fait — aux yeux des leurs et pas des nôtres, bien entendu — les héros de leur patrie ou de leur foi ? Pourquoi avons-nous donc le sentiment que le suprême sacrifice est, en ce qui les concerne, totalement absurde et qu’il abaisse l’idée que nous nous faisons de l’humanité ? 

En quoi le don suprême, le sacrifice de soi serait d’une nature différente parce qu’il se situe du bon côté de ce que nous croyons juste ? Ou parce qu’il répondrait, pour reprendre l’expression de Camus, à “ce qu’on appelle une raison de vivre (qui) est en même temps une excellente raison de mourir” ?

Le Président Macron semble répondre à cette objection quand il dit : « (L’officier Beltrame) savait aussi que le terroriste détenait une employée en otage. Qu’il se réclamait de cette hydre islamiste qui avait tant meurtri notre pays. Qu’avide de néant, ce meurtrier cherchait la mort, cherchait sa mort. Cette mort que d’autres avant lui avaient trouvée. Une mort qu’ils croyaient glorieuse, mais qui était abjecte : une mort qui serait pour longtemps la honte de sa famille, la honte des siens et de nombre de ses coreligionnaires ; une mort lâche, obtenue par l’assassinat d’innocents ». Il y aurait donc dans le sacrifice une mort « lâche et abjecte » et une mort « héroïque et glorieuse » qui, bien que partageant des caractéristiques identiques, seraient cependant différentes en raison de la cause qu’elles servent, l’une mauvaise et l’autre bonne, cause contre cause. 

Pour ma part — et ce sera ma conclusion — il me semble que le mot de trop, c’est le terme de sacrifice qui ne convient pas du tout, dans sa signification profonde, au geste de notre Frère Arnaud Beltrame. 

C’est justement parce ce n’est pas un sacrifice que son action est courageuse, rationnelle, mais pas téméraire, prudente, mais pas inconsciente, humaine, mais pas aveugle, fanatique, lucide, mais pas follement chevaleresque. Il a accompli son devoir en prenant un risque, mais il n’a pas agi en recherchant la mort. Il ne faut pas confondre le risque qu’on peut prendre dans sa vie (sans nécessairement y trouver la mort) et le sacrifice (où la mort est certaine, parce que voulue pour elle-même). 

Dans le cadre professionnel où il exerçait, ce risque est inhérent au métier, un peu comme l’escaladeur à mains nues qui mesure ses moyens et sa force au défi de vaincre un sommet redouté. L’acte héroïque de Arnaud Beltrame n’est pas un sacrifice parce qu’il ne voulait pas mourir, mais seulement continuer à vivre, et cela avec plus de courage que la moyenne des hommes. Arnaud Beltrame, en tant qu’officier de gendarmerie, est un membre de l’Armée, il ne faut pas l’oublier. Il faut au passage se rappeler la définition philosophique de l’état militaire qu’en donne Emmanuel Kant dans le projet de paix perpétuelle (Article III) : « Recevoir une solde pour tuer ou être tué, c’est devenir instrument ou machine dans la main d’autrui. On ne voit pas trop comment un tel usage, qu’un tiers — l’État — fait des hommes, peut être compatible avec le droit absolu que la nature donne à chacun de nous pour sa propre personne ». Arnaud Beltrame était un soldat expérimenté qui a connu les champs de bataille et était aguerri aux techniques de combat et de survie. Confronté à une nouvelle situation périlleuse à Trèbes, il a choisi une stratégie possible qui pouvait lui donner l’occasion de neutraliser son adversaire, un ennemi redoutable qu’il savait être très dangereux en raison même de son désespoir : « On peut tout craindre de qui ne craint rien. Et que craindrait-il, s’il n’a plus rien à espérer », dit fort justement André Comte-Sponville.

L’acte de Arnaud Beltrame n’est donc pas un sacrifice. Cela n’enlève rien à l’admiration qu’on est en droit de lui porter. Sans doute, portait-il en lui, secrètement, une spiritualité humaniste qui ne saurait se confondre avec une quelconque spiritualité propre au fanatisme religieux ou politique, celui de son assassin et de bien d’autres. 

Savoir discerner ce conflit des spiritualités peut très certainement nous amener à être plus clairvoyants et plus vigilants à l’égard de notre propre engagement maçonnique. « La lucidité est la blessure la plus rapprochée du soleil » (René Char).

TUA — 2019

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Philosophie

Le chamane

Il y a quelques années sur d’autres colonnes, un Frère était intervenu pour souligner la hiérarchie incontournable des religions : en bas de l’échelle les animismes, au milieu les polythéismes, au sommet, supérieurs à toutes, les monothéismes.

J’avais été quelque peu interloqué et avais pris la parole pour défendre les peuples animistes ou polythéistes, dont la spiritualité, me semblait-il, était bien plus vivante, bien plus profonde, que celle des peuples monothéistes par ailleurs grands massacreurs de peuples et discriminateurs de femmes au nom de l’Éternel.

Et puis quelque temps plus tard, une évidence s’était imposée : je n’étais ni athée ni agnostique, j’étais animiste, en bas de l’échelle, ce qui m’allait bien. D’où l’idée de cette planche mélangeant histoires, sciences et convictions (toutes au pluriel).

Il y a 2 500 ans, Héraclite disait : « La sagesse exige l’investigation de nombreuses choses. » Investiguons donc…

Je suis Chamane… 

Je détiens un savoir que les anciens m’ont transmis et que j’ai acquis directement en rencontrant les esprits. Depuis des millénaires j’arpente les plaines et les forêts, les rivages et les montagnes, les déserts glacés et brûlants de tous les continents. Je n’ai ni dogme, ni texte révélé, ni idole, ni pape, ni chapelle, ni conquête. Mon église est la nature, ma seule certitude… l’unité de la vie.

Je jongle avec l’impalpable. Je chante l’indicible et colore l’invisible. Je vois en dedans et au-delà des choses. Je suis l’intermédiaire avec l’autre monde, le maître des plantes et des esprits, le guérisseur naturel et surnaturel. Je suis le gardien du temps qui passe et du temps qu’il fait, de la fécondité, des récoltes et de la chasse. J’accompagne mon clan, je suis le garant de son équilibre. Je suis craint et respecté, car plus qu’un autre j’ai le Don, plus qu’un autre j’ai le Pouvoir. 

Chamane…

Au XIXe siècle, les premiers anthropologues m’ont donné ce nom générique parce qu’il fallait bien classer dans une boîte des pratiques qu’ils ne comprenaient pas. J’habitais le pays Toungouse, au cœur de la Sibérie, et battais tambour pour entrer en transe et guérir. Les anthropologues me considérèrent comme un malade mental.

Chamane… Au début du siècle dernier, mon nom s’est répandu quand on a trouvé mes clones en Indonésie, en Ouganda, au Pôle Nord ou en Amazonie. Certains chantaient, d’autres buvaient des décoctions. Certains disaient guérir, d’autres jetaient des sorts. Les hommes de science me dirent névrosé, épileptique, psychotique, hystérique, schizophrène…

Cinquante ans plus tard, Lévi-Strauss admit que j’étais moins fou que l’on ne pensait, que j’étais un maître du chaos, un créateur d’ordre, une sorte de psychothérapeute. Plus tard, d’autres ethnologues ont admis ne plus très bien savoir qui j’étais et comment nous cataloguer, moi et mes comparses, techniciens de l’extase, spécialistes universels de la transe, des langages secrets, des ascensions célestes, des descentes infernales, des échelles et des cordes qui relient le ciel et la terre et qui permettent d’accéder au monde des esprits.

Je suis Chamane et mon domaine est la matière. La terre est matière, la plante est matière, l’animal est matière, l’homme est matière et la matière est vivante, et la matière à une âme.

Je suis Chamane et mon domaine est l’esprit. L’esprit est l’essence vitale des choses. Par nature immatériel, je ne peux le percevoir que de manière incidente. Pour y parvenir, je dois créer le décalage, changer ma perception pour ouvrir de nouvelles perspectives. Le jeun m’y aide, le chant m’y aide, l’absorption de plantes m’y aide. La plante est mon alliée, je suis la plante et je n’ai plus qu’à écouter ce qu’elle me dit. Quand mon champ de conscience est élargi, je vois la réalité du monde dans sa globalité. 

Mon totem est minéral… 

Certes, un petit caillou n’a guère d’âme, mais la plage en a une, et Uluru aussi. Uluru, que d’autres appellent Ayers Rock, montagne-île gigantesque au cœur du désert australien, créé avant même que le temps puisse être compté, créée au Temps du Rêve, quand les esprits des Grands ancêtres
se sont incrustés dans les paysages
où ils sont pour toujours. 

Mon totem est cristal. Substance sacrée des origines, il illumine le monde. Je suis cristal, parcelle d’être en mouvement et en transformation, révélateur de l’âme et de ses égarements, pourvoyeur de clairvoyance, découvreur de l’invisible.

Mon totem est végétal… 

Il est l’arbre qui recueille toute la sagesse du monde. J’ai vu le chêne sacré, gardien d’orages et de justice, cacheur d’aurores très anciennes… Je l’ai dédié à Jupiter, et le laurier à Apollon, et l’olivier à Minerve, et les forêts ont été les premiers temples de la divinité.

Mon totem est champignon. Psilocybe que mes ancêtres mayas ont sculpté dans la pierre, Amanite tue-mouche, pilier du monde, axe du ciel, soma des Indiens…

Mon totem est cactus San Pedro et bouton de peyotl, feuille d’iboga et de tabac. Il est liane, yagé colombien, natem des Jivaros, ayahusca des Péruviens… Liane de mort et liane de l’âme… Quand je l’absorbe, je franchis l’étape effrayante de la mort et du démembrement pour accéder à un nouveau niveau de connaissance. Alors mon âme voyage et je communique avec les esprits, leurs chants et leurs visions, et je soigne, devine, révèle… Champignons, cactus, feuilles, lianes ils sont la chair des dieux.

Mon totem est animal…

Au début des temps, il n’y avait pas de différence entre les hommes et les animaux. Un homme pouvait se transformer en animal s’il le désirait et un animal pouvait devenir un être humain. Tout le monde parlait la même langue. 

Mon totem est plume. La plume de corbeau est plume de mort : elle endort mon ennemi. La plume de geai est plume de vie : elle éveille mon esprit. La plume de grue est plume de paix : elle transforme l’ennemi intime qui est en moi.

Mon totem est serpent. Serpent des origines : Sito des Égyptiens, Quetzalcoatl des Toltèques, Ouroboros des Béninois. Serpents cosmiques s’enroulant en spirales, reproduisant — est-ce vraiment un hasard ? — la double hélice de l’ADN, une représentation que l’on trouve dans les sceaux mésopotamiens comme dans les peintures visionnaires de mes frères sud-américains.

La Terre est notre mère…

La Terre est une carte. La Terre est un canevas. Il n’y a aucun espace vierge. Tout le terrain est couvert. Tout est inclus : toutes les choses, toutes les créatures vivantes. Personne n’est à l’écart de la chaîne. L’esprit de la Terre pénètre tout. Chaque chose, chacune à sa manière, n’est que le reflet d’une même conscience, et la Terre est comme un livre sacré sur lequel sont imprimés les mystères de la création.

Un jeune chamane…

« Ce soir, je suis en bonne forme, et quarante minutes après avoir ingéré ma potion l’ivresse monte. Le cœur, la force et la connaissance sont les trois ingrédients de la sauce dans laquelle je veux mijoter.

Le cœur… Le désir puissant et l’intention d’apprendre. J’en tiens un bout, je dois le faire grandir et le purifier pour qu’il s’épanouisse.

La force… Elle me tournait autour depuis quelques jours déjà et ce soir elle m’enveloppe et me pénètre : une décharge puissante comme si la foudre m’était tombée dessus, un chant qui vibre d’une tonalité inhabituelle. Je la laisse se promener, curieux et exalté. 

Je trouverai ce qui voudra bien m’être donné, mais cette force est indispensable, et il faut qu’elle progresse avec moi, et plus elle progressera, plus il faudra la dominer. 

La connaissance… Y accéder est assurément ce qu’il y a de plus long, de plus difficile et de plus glorieux aussi. Pour l’instant, je suis sourd et aveugle. Il va falloir tout mettre à plat et bâtir, laisser venir… »

Un vieux chamane… 

« Je ne savais rien de la vie, je ne savais rien de rien, j’étais un imbécile. Quand j’ai commencé à apprendre avec mon père, j’ai abandonné mon métier et j’ai commencé à comprendre. Aujourd’hui, j’ai le sentiment d’avoir passé ma vie dans la meilleure des universités, moi le pauvre idiot d’indien, et chaque jour j’apprends un peu plus. Toi, mon apprenti, tu n’en es qu’au tout début. Tu vas découvrir des choses magnifiques, mais il faudra que tu aies la capacité de gérer les trésors que tu vas dénicher. Il faudra que tu renforces ta connaissance avec une grande attention. La clé du succès réside dans la persévérance et dans un bon équilibre…

Tu es tout, l’univers tout entier. La poussière des étoiles, les atomes de l’univers. La goutte, la pluie et le ruisseau, le fleuve et l’océan. Les gaz, la brise et la tempête. Le feu des volcans et celui des étoiles. La plume et la feuille, la force et la maladie, la sagesse et la folie. Tu es la mort, tu es la vie, et tu dois bien faire attention à tout, car tout est en toi. Ne rejette rien sans réfléchir, car c’est toi que tu rejettes. »

Mes Frères…

La littérature chamanique est abondante, les manières d’aborder le sujet infinies. Je ne fais ce soir qu’effleurer le sujet et vous propose deux ou trois pistes que j’ai suivies au presque hasard de mes lectures et de mes expériences. 

La première chose qui me frappe lorsque je me confronte à la réalité du chamanisme, à la réalité des autres réalités, c’est l’étendue de mon ignorance. Qui suis-je pour être sûr de quoi que ce soit ? Je suis comme le jeune chamane, aveugle et sourd, mais si curieux devant les mystères du monde. Et malgré mon ignorance, je ne peux m’empêcher d’avoir quelques convictions.

Ma première conviction est que la vie est partout.

Je l’ai exprimé dans une planche précédente en empruntant un texte que Barjavel a écrit le jour de son soixante-dixième anniversaire : « Je m’émerveille de la grandeur infinie, si bien finie, de chaque poussière de poussière. Et je m’émerveille de l’ingéniosité de chaque détail : 

ma main, mon oreille, le monde organisé de chacune de mes cellules, les tourbillons vides de l’atome, le vide infranchissable du bois de ce plateau. Vide, tout est vide. 

Et ce vide est si méticuleusement et si grandiosement ordonné, qu’il emplit et construit et anime le vivant et la pierre. La pierre est vivante, la pierre grouille et tourbillonne, la pierre est vide, je suis vide, je contiens l’univers, je suis un univers de miracles. »

Ma deuxième conviction est que l’intelligence est partout.

Si le grain de sable n’est guère intelligent, il est cependant composé d’atomes, et ces atomes sont dotés de mémoire cumulative. C’est-à-dire qu’outre leurs propriétés physiques, ils fonctionnent un peu comme un cerveau humain, créant des circuits internes, en modifiant d’autres… L’acquis mnémonique est présent, ne serait-ce que de façon infinitésimale.

Quand on passe au domaine végétal, l’argumentation est plus évidente. Même la vénérable institution qu’est la revue britannique Nature le reconnaît : la recherche sur l’intelligence des plantes est en train de devenir un objet d’études scientifiques sérieux. Les chercheurs découvrent la remarquable complexité du comportement des plantes. Si l’on en croit l’auteur de l’article, Anthony Trewavas, membre de la Royal Society, les plantes ont des intentions, évaluent les aspects complexes de leur environnement, prennent des décisions. D’autres études montrent que les plantes répondent aux attaques de prédateurs, détectent les signaux de détresse d’espèces différentes, communiquent entre elles par des signaux moléculaires et électriques dont certains ressemblent étonnement à ceux qu’utilisent nos propres neurones. Si elles ne pensent sans doute pas, elles sont capables d’intention, elles savent calculer ce qui se passe et s’adapter. Les plantes, certes, n’ont pas de cerveau, mais elles agissent comme un cerveau.

Les amibes ne sont ni végétales ni animales. Elles non plus n’ont pas de cerveau, 

mais elles montrent un réel degré d’intelligence. Certaines s’unissent pour former des cellules géantes qui peuvent atteindre la taille d’une main. D’autres se déplacent pour se nourrir. Confrontées à un labyrinthe, elles trouvent infailliblement le plus court chemin pour atteindre leur nourriture.

Quant au règne animal, les preuves d’intelligence pullulent. La capacité à faire des abstractions n’est pas réservée aux seules abeilles. La capacité d’apprentissage, de mémorisation, d’adaptation est commune à tant d’insectes, oiseaux, mammifères… Même le cafard perçoit le monde et y agit. Avec son corps et son cerveau, il perçoit d’infimes mouvements de l’air et détecte les prédateurs. Il sait et réagit en se sauvant.

Ils ne leur manque que la parole… Mais la parole, ils l’ont ! Sauf que la plupart du temps nous ne la comprenons pas. Les papillons communiquent par ultraviolets, les abeilles par leurs danses, les fourmis et bien d’autres animaux par phéromones, les singes et bien d’autres par ultrasons, et tant d’autres encore par postures, mimiques, chants, cris… 

Le monde ruisselle de signes, le monde ne cesse de communiquer. N’est-ce pas ce que nous disent depuis toujours les chamanes ?!

Ainsi l’intelligence est partout dans la nature. 

Intelligence est-il conscience ? Vaste débat… Probablement à cause de l’influence de la culture chrétienne, nous, occidentaux, rois autoproclamés de la création, nous avons du mal à accepter la possibilité d’une intelligence autre qu’humaine. L’intelligence serait un don de Dieu réservé aux seuls humains. Alors la conscience !… Quelle conscience d’ailleurs ? La normale de tous les jours ou celle du saint et du mystique, du médium et de l’ermite, du contemplatif, du visionnaire, du yogi du voyageur de l’autre monde ? La conscience du chamane ?!…

Intelligence, conscience, compréhension, savoir… Les différentes cultures traduisent ces mots dans leur langage, chacune à sa manière. L’analyse étymologique des dits mots conduit sur des chemins bien différents. Le « savoir » français, par exemple, renvoie à la pensée, alors que le « know » anglais renvoie à la faculté de reconnaître et le « chi-sei » japonais à celle de jauger… Les mots reflètent ainsi souvent nos conceptions, nos a priori. À nous de « savoir » les dépasser, à nous de rester ouverts à toutes les possibilités.

Nous restons obsédés par la différence entre les espèces humaines et animales, végétales et minérales, chacune dans sa petite boîte où rien ne dépasse. Mais ne sommes-nous pas des animaux, et nos capacités ne proviennent-elles pas d’un passé que nous partageons avec le reste de la création ? Ne sommes-nous pas tous poussière d’étoiles ?

Dans d’autres cultures, dans d’autres religions, les gens n’ont aucun mal à accepter

que chaque chose possède une âme, un esprit… Bien des chercheurs, humanistes ou philosophes ont abordé le problème de l’intelligence, de la conscience, de l’âme. Ils se sont posé la question de la limite entre l’humain et l’inhumain sans pouvoir vraiment y répondre.

Il y a 60 ans, l’écrivain Vercors, dans ses « Animaux dénaturés » reprenait les grandes définitions de l’homme qui ont été exposées au cours de l’histoire. Peut-être l’homme était-il un condensé, un mélange de toutes les caractéristiques énoncées ici et là. Peut-être la clé était-elle le questionnement sur soi-même, sur ses origines, sur son avenir. Les animaux ne se poseraient pas toutes ces questions, mais qu’en savons-nous réellement nous qui ne pouvons pas entrer vraiment dans leur esprit ? Vercors concluait que nous ne saurions jamais comment définir l’homme, mais que nous pouvons continuer à en débattre.

Alors certes « la sagesse exige l’investigation de nombreuses choses », mais tout compte fait, elle exige sans doute aussi la contemplation du mystère.

Pour ma part, je ne mets pas de limite. Comme le chamane, je vois l’intelligence partout, je vois la conscience partout. Tout à une âme, simplement à des degrés différents.

Animiste et fier de l’être !

TUA — 2019 

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Philosophie

Mon intolérance

Ce travail s’est imposé à moi de manière viscérale alors que mon cheminement depuis quelques mois s’avère des plus chaotique. Rien de plus normal, me direz-vous : un initié doit se remettre en cause ; n’est-ce pas là, la démarche maçonnique par excellence ? Certes ! Mais quand le mal-être vous étreint et vous habite au point de questionner votre engagement, quand une phrase s’impose à vous : « Je suis intolérant », il est grand temps de vous interroger sérieusement.

C’est là que débute ma réflexion qui va nous entraîner, bon gré mal gré, dans la quête d’un maçon fragilisé. Alors, qu’est-ce que la tolérance ? 

Si nous voulons parler de tolérance, c’est parce que nous savons, que ce soit consciemment ou non, que l’intolérance est première. Et tel est bien le cas. Sans entrer dans de savantes études ethnologiques, nous pouvons affirmer que l’intolérance est une des attitudes les plus répandues chez l’homme dans la mesure où elle est spontanée. Devant l’autre, nous éprouvons d’abord la crainte de l’inconnu, puis cette crainte devient peur, peur de voir notre intégrité menacée. L’intolérance est là, née d’un sentiment défensif, d’unn besoin de sécurité face à la peur de l’inconnu.

Dès lors, l’intolérance d’individuelle peut devenir sociétale, corollaire du sentiment d’appartenance et de rejet commun des dissemblables.

Seulement chaque être est unique, possède sa propre identité, sa propre référence socioculturelle. À partir de là, chacun peut et doit faire l’effort pour s’adapter, pour accepter l’autre tel qu’il est. Pour ce faire, parce qu’il a ses propres limites et seuils de tolérance, l’homme doit effectuer un travail sur lui-même et trouver un modus vivendi acceptable.

Ainsi, la tolérance n’est ni innée ni spontanée : elle est une démarche positive née de son contraire : une réaction face à l’intolérance. Elle est la voie du milieu entre rejet et acceptation. 

Mais quelles sont ses limites ? 

Le véritable problème réside dans le fait qu’en se fondant sur une certaine relativité des valeurs, des croyances et des comportements, la tolérance se doit de déterminer un seuil critique au-delà duquel réside l’inacceptable, ou plutôt l’intolérable. 

Le paradoxe est réel et difficile : la tolérance nous conduit à l’intolérable et semble l’exiger. Comment le résoudre ? 

Il faut tout d’abord remarquer que l’intolérable n’est pas l’intolérance. L’intolérance est une attitude irréfléchie et spontanée, naturelle et violente, quand l’intolérable désigne le résultat d’une réflexion qui pèse, examine, analyse et se prononce enfin par le rejet. 

Ainsi, l’idée première de la tolérance que chacun a en lui est un principe de « respect » (et je reviendrai à ce terme ultérieurement) et d’acceptation de la différence des autres dans un but de vie en communauté, en toute égalité. Mais ce principe se voudrait également réciproque. Hors, il ne semble que seuls sont en situation de tolérer ceux qui sont en situation d’interdire : les majorités tolèrent les minorités, pas l’inverse. 

On tolère souvent ce que l’on n’a pas le pouvoir d’empêcher. En ce sens, Sade pouvait dire que « la tolérance est la vertu des faibles ». De même, on tolère souvent parce que l’on fait preuve d’une grande compréhension à l’égard des faiblesses et des vices des hommes. « Qu’est-ce que la tolérance ? », questionnait Voltaire. « C’est l’apanage de l’humanité. Nous sommes tous pétris de faiblesse et d’erreurs. Pardonnons-nous réciproquement nos sottises, c’est la première loi de la nature. » Mais attention à se croire tolérant là où, en réalité, on est indifférent. N’est-ce point plus facile ? Car ne pas tolérer, c’est toujours prendre parti, s’engager, combattre ce que l’on condamne, et cela ne va pas sans risque.

Quelle pauvre image je vous donne de la tolérance ! Lâcheté, peur, complaisance, complicité voire démission spirituelle… Mais elle s’est aussi imposée comme une vertu, parce que contraire à l’intolérance. Et là, pas d’ambiguïté possible. « Vertu, disait Alain, n’est assurément pas renoncement par impuissance, mais plutôt renoncement par puissance… Ce qui est vertu est pouvoir de soi sur soi. »

Ainsi, la tolérance est un effort sur soi-même, ce qui suppose une capacité à relativiser son point de vue et, pour ce faire, de jouir tant à l’échelle des individus que de la nation d’un niveau de civilisation adéquate. À cet effet, le principe constitutionnel d’égale dignité des personnes et l’affirmation que la liberté est leur droit naturel (dans le respect de celui des autres) pose le principe fondateur d’un État de droit : le respect dû à la personne humaine. L’État est donc par définition laïque. Ce point est d’autant plus important qu’aujourd’hui, sur le plan politique, la notion de tolérance est souvent mise en avant par la pensée libérale et par certains intégrismes religieux. 

Dès lors, dans ce creuset laïque et démocratique, expérimentons, échangeons, dialoguons sans cesse sur cet idéal déjà porté par le progrès des Lumières : l’esprit de tolérance. 

Force alors est de constater que la tolérance est bien une vertu. 

Pourtant, quelque chose me pose problème dans cette affirmation. Tolérer, c’est toujours accepter l’autre. Il y a là sinon du mépris, du moins de l’indifférence, indifférence provenant d’une position de force, ou supposée telle, qui fait que l’on accepte de tolérer l’autre. Dès lors, contrairement aux apparences, la tolérance n’est plus une attitude positive, fondée sur la volonté de reconnaître à l’autre ce que l’on s’accorde à soi-même. Si la tolérance est positive, c’est seulement par rapport à l’intolérance qui est, elle, foncièrement négative, d’où son inconstance et sa fragilité.  

Le rapport à autrui mérite mieux que cela. Mais si l’on refuse ainsi la tolérance, que mettre à sa place ? À cette question, je répondrai, chaque fois que cela est possible : le respect. Car à défaut d’être capable de respecter, ne nous faisons pas une gloire de tolérer ! 

Le respect, en ce qui me concerne, est un sentiment heureux, de valeur supérieure. Il implique l’estime, la considération. Par conséquent, se contenter de tolérer ce que l’on a à respecter n’est guère respectable. Le respect est le passage à un autre plan : celui de la vie morale, vie dans laquelle ce n’est pas le comportement de l’autre qui importe, mais seulement la valeur infinie de sa liberté. La tolérance est sociale et telle est sa limite ; le respect est moral et telle est sa valeur. La tolérance est dans l’attitude, elle est d’ordre pratique ; le respect est intérieur. 

Ainsi en va-t-il de la tolérance dans le monde profane. Qu’en est-il pour nous, francs-maçons ? 

La tolérance mutuelle, le respect des autres et de soi-même, la liberté absolue de conscience sont parmi les principes capitaux du Grand Orient de France comme il est rappelé à l’ouverture de nos travaux. 

La tolérance, élevée en une des pierres angulaires de notre institution, est-elle cette même tolérance profane ? 

Si elle y ressemble par sa valeur morale et éthique, elle possède en plus un sens et une obligation de devoir. Elle devient par excellence le propre de l’Initié, une vertu initiatique. Elle est un combat de chaque instant contre tout obstacle à travailler librement dans le respect des autres et de soi-même.

Mais, de nouveau, je m’interroge : n’est-ce pas notre Frère Goethe qui écrivait « Tolérer, c’est insulter » ? 

Trêve de provocation ; il convient de replacer dans son contexte cet extrait des Maximen und Reflexionen, le texte intégral étant : « La tolérance ne devrait être qu’un état passager ; elle doit (impérativement) conduire à la reconnaissance. Tolérer, c’est insulter. » À cette époque, Louis XVI venait de signer l’édit de Tolérance. C’était un progrès, mais Goethe voulait dénoncer le traitement qu’un pouvoir condescendait à donner à ceux qui, par leur différence, n’ont pas de reconnaissance de fait. Il mettait ainsi l’accent sur les écueils de cette tolérance. 

Aux vues de mes développements précédents, je pense que vous voyez où je veux vous emmener. 

La franc-maçonnerie universelle s’est approprié ce terme, peut-être à défaut d’en trouver un autre, en tant que principe d’acceptation d’autrui et de compréhension dans les relations sociales. Pour moi, il est synonyme de reconnaissance. Il a valeur de respect mutuel. Tolérance et respect mutuel sont indissociables. 

Dès lors, être tolérant c’est trouver l’équilibre, le juste milieu. Mais équilibre ne veut pas dire immobilisme, car nous avons un but, un idéal à atteindre, et c’est seulement en étant dynamique que nous entrerons en harmonie avec nous-mêmes et avec nos Frères. 

Mais alors, qu’en est-il de mon intolérance ? 

Je me suis beaucoup interrogé, je me suis même flagellé (sans pour autant entrer dans les ordres !). Cela faisait trop longtemps que je n’avais pas travaillé. Mon équilibre était instable. Mon intolérance ressentie était bien présente. Lorsque l’on reste longtemps au port, les filles ne sont plus aussi jolies. 

Mais je peux affirmer que je vous respecte tous, sans exception, même si parfois je ne peux tolérer vos comportements. Rarement en tenue, sauf pour les bavardages intempestifs et pour les « people connected ». Plus souvent lors de nos agapes, dans ce no man’s land entre sacré et profane où le profane l’emporte, certains ne se souciant plus des autres. Ou encore lors de nos fêtes familiales quand l’individualisme et l’égoïsme s’invitent parfois. En voilà pour votre grade, mais que dire quand je me regarde dans le miroir ? 

J’ai repris mon cheminement. Je ne ferai pas preuve de cette tolérance qui me situerait au-dessus de vous. Je vous respecterai. Je serai pétri de deux sentiments : la confiance et l’humilité. Mon respect, qu’il soit initiatique ou profane, m’invitera à vous écouter, à vous entendre, à vous aimer en tant qu’autre pour m’enrichir de ce que vous êtes et de vos différences.

TUA — 2013

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Être et Avoir

Être et Avoir sont les deux verbes dits auxiliaires ; mais sont-ils aussi auxiliaires dans leurs sens premiers ? Être au sens d’état d’exister et Avoir au sens de posséder.

L’auxiliaire c’est celui qui aide, dont on tire du secours. Nous tirons bien du secours de notre état d’existence et de nos possessions. Je pense donc bien que  Être  et Avoir  sont bien des auxiliaires dans notre vie. Mais que sont-ils ?

Pour Avoir, il est assez facile de répondre. Les biens que nous possédons sont assez aisés à reconnaître.

Concernant Être, au-delà de notre existence purement matérialiste, et assurée par notre simple présence ; qui sommes-nous vraiment ? Qui suis-je ? Dans quel état j’erre ? Ces questions nous ramènent à la formule de Descartes : Cogito, ergo, sum  ; le fameux : Je pense donc je suis. Définir notre être  est de nature plus philosophique et spirituelle que matérielle.

Comment notre Être  peut-il alors être perçu, par nous-mêmes ; mais aussi, par nos semblables ? Chacun se voit et voit les autres avec son propre prisme, et donc sa vue relative de la vérité. Notre Être  va donc être perçu de manière différente, en fonction de l’image que nous renvoyons de nous-mêmes, mais aussi en fonction de la perception qu’aura l’autre en recevant cette image. Et cette image de notre Être  que nous renvoyons et qui est perçue est influencée par nos avoirs.

Mais quelle est la place de l’Être  et de l’Avoir  aujourd’hui dans ce qui nous constitue et au sein de notre société contemporaine ?

Comment ne pas immédiatement penser au consumérisme ? Cette société qui vante les mérites d’Avoir  toujours plus, d’entretenir cette soif d’Avoir  jusqu’à l’addiction, de programmer l’obsolescence afin d’entretenir cette addiction.

Dans une société où la répartition des richesses est telle que quelques-uns possèdent presque tout, la formule de Descartes se dénature en : Je consomme, donc je suis. La possession conduit à la reconnaissance de l’autre. L’illusion du bonheur apportée par l’Avoir  s’écroule quand la source (l’argent, le crédit) se tarit. Mais le Je consomme  est Je veux paraître  et non Je suis. Il est une situation sociale où règne l’Avoir  et la concurrence. Il accentue l’isolement des individus dans notre société.

Nous sommes en plein dans la critique de la société marchande, de la valeur et du système capitaliste. Peut-on envisager de réformer un système ultralibéral pour qu’il devienne plus vertueux ? Ou doit-on sortir de ce système pour envisager d’autres modèles sociaux et économiques ?

Depuis quelques décennies, des masses de plus en plus grandes de personnes sont expulsées du monde du travail. Elles sont inutiles et surnuméraires du point de vue de l’accumulation du capital. En même temps, le travail continue à être le principe de synthèse sociale, et chacun vaut la quantité de travail qu’il représente. Les exclus, qui finiront par être la majorité, au-delà de la survie matérielle, souffrent parce qu’ils n’ont pas de place dans le monde, et qu’on les prie de quitter la scène, étant donné que l’on a pas besoin d’eux. Chacun sait qu’il sera superflu à moyen terme, même ceux qui ont encore du travail. Cette menace permanente crée la sourde rage populiste qui se diffuse partout et qui favorise la recherche de boucs émissaires. Le capitalisme scie la branche sur laquelle il est assis. Les intérêts du capitalisme particulier (concurrence, produire avec le moins de main d’œuvre, vendre à meilleur marché) s’opposent à l’intérêt du système capitaliste dans son ensemble. Là où règne le fétichisme de la marchandise, il ne peut exister de conscience au niveau collectif, mais seulement la concurrence et l’isolement des acteurs économiques. Dans l’économie comme dans l’écologie, comme dans le désordre social, chaque acteur contribue, pour assurer sa survie immédiate, à une catastrophe globale. La dictature de l’économie n’est pas un problème économique, mais soumet l’ensemble des formes de vie à cette pseudo nécessité de transformer un capital dans un capital plus grand à travers un travail sans contenu. Le totalitarisme de la marchandise, de la valeur, de l’argent et du travail ne laisse plus d’espaces ouverts à d’autres logiques de vie. 

Anselm Jappe, écrivain et philosophe allemand, dans ses réflexions sur la critique de la valeur (texte retravaillé)

Une société où le travail ne constitue pas le lien social est-elle possible ?

Le dogmatique Avoir  a endormi l’Être, mais l’Être  fini par se chercher. Un monde dominé par l’Avoir  peut conduire à un Être  exacerbé et démesuré. On peut observer une radicalisation de la pensée, des extrémismes et des fanatismes.

La concurrence entre les individus par la possession délabre le vivre ensemble  et la coopération solidaire et fraternelle qui développe l’Être.

Mais cette errance dans un monde d’avoir  et de paraitre  peut aussi susciter une quête de sens et de valeur de l’Être.

Il y a ceux — le petit nombre possédant beaucoup — qui n’arrivent pas vraiment à être, parce que, par suite d’un renversement de la hiérarchie des valeurs, ils en sont empêchés par le culte de l’avoir, et il y a ceux — le plus grand nombre possédants peu ou rien — qui n’arrivent pas à réaliser leur vocation humaine fondamentale parce qu’ils sont privés des biens élémentaires.

Jean-Paul II, dans son encyclique Sollicitudo rei socialis  en 1987

Christian Eychen soulevait le cynisme de ces propos en déclarant :

En résumé, il y a une minorité qui a trop d’avoir et pas assez d’être et la majorité qui a beaucoup d’être et pas assez d’avoir. […] Les riches et les pauvres sont inégaux dans la possession, mais égaux dans la difficulté de vivre. 

Si l’Avoir  est une nécessité à la vie humaine, c’est l’Être  qui construit l’émancipation de l’Homme à travers la recherche à l’intérieur de soi-même. Cet Être  se construit lui-même par l’acquisition de connaissances, des arts et de la culture.

Marx enseignait que le luxe est tout autant un vice que la pauvreté, et que nous devrions avoir pour but d’Être  plus et non d’Avoir  plus.

TUA — 2018

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L’apprenti sorcier

Lorsque l’on parle de l’Apprenti sorcier, certains penseront peut-être à un certain Harry, suivant des études de magie dans un collège de sorcellerie. Les plus âgés penseront plutôt à Mickey en compagnie de balais animés. 

L’expression Jouer à l’apprenti sorcier est entrée dans le langage et la culture contemporaine. Si l’on effectue des recherches sur sa signification, on trouve les définitions suivantes :

  • Personne qui provoque des événements qu’il ne peut contrôler.
  • Personne qui n’évalue pas les conséquences de ses actions.
  • Risquer de déchaîner des événements en cascade, que l’on sera vraisemblablement incapable d’arrêter.

D’autres expressions ont une connotation commune ; comme par exemple Jouer avec le feu  (qui ne sous-entend pas forcément des conséquences indirectes) et Ouvrir la boîte de Pandore  (qui peut définir les conséquences de Jouer à l’apprenti sorcier).

Jouer à l’apprenti sorcier se retrouve assez souvent dans les médias, comme la presse écrite et Internet, venant de journalistes, de politiques et d’internautes. Les domaines de prédilection sont le nucléaire, la biologie (avec la virologie, la bactériologie et la génétique), mais aussi, plus récemment, l’économie.

L’expression évoque les craintes que les hommes ont des conséquences possibles de leurs actes. Ces craintes se retrouvent dans beaucoup de romans de fiction. Des fictions qui se basent le plus souvent, sur le pouvoir technologique qui, par l’imprudence, l’inconscience, ou l’incompétence des hommes, provoque des évènements catastrophiques.

Robert Merle, dans son roman Malevil, décrit un retour à une vie sans technologie, suite à une catastrophe nucléaire.

René Barjavel, raconte le destin tragique d’une civilisation passée, dans son roman La nuit des temps. Dans Le grand secret, il nous conte les conséquences de la découverte d’une immortalité contagieuse.

Le roman de Michael Crichton, Jurassic Park, rendu très célèbre par son adaptation cinématographique, correspond particulièrement à l’expression Jouer à l’apprenti sorcier. Ce roman se base sur les craintes de la société envers les récents progrès en génétique, et décrit les conséquences possibles de manipulations de l’ADN sur des êtres vivants.

Du théisme à l’athéisme, l’interprétation du message véhiculé Jouer à l’apprenti sorcier  est différente. Dans le poème de Goethe, l’apprenti sorcier profite de l’absence de son maître, pour utiliser un pouvoir qu’il ne maîtrise pas.

Pour le théiste, le maître peut représenter l’être suprême, et l’apprenti, l’Homme qui veut se hisser au niveau de son créateur. Pour l’athée, l’interprétation est plus littérale : le maître transmet des connaissances, pour que l’apprenti construise son expérience. Mais l’apprenti tente d’utiliser des connaissances non encore assimilées, et provoque une situation dont il ne peut se sortir seul.

Ces deux interprétations s’opposent particulièrement dans les domaines d’acquisition de nouvelles connaissances :

  • Pour le théiste, l’Homme cherche à acquérir des connaissances réservées. Il ne doit pas choisir cette voie, et ne pas essayer d’empiéter sur les prérogatives de la nature, et donc des dieux.
  • Pour l’athée, l’Homme cherche à acquérir des connaissances, sans maître pour les lui enseigner. Il joue avec le feu, autant qu’il construit l’avenir. Sa responsabilité est de déterminer le bon dosage de prise de risque, et des conséquences potentielles. 

L’interdiction dogmatique, où l’excès de prudence et de doutes stoppe l’innovation. Le mépris des précautions et des conséquences peut exposer l’humanité à des dangers potentiellement très importants.

Pour reprendre ces propos avec une lecture plus nuancée : la peur et le doute sont des freins à la progression et à l’acquisition de nouvelles connaissances. Mais l’excès de confiance aboutit à une connaissance superficielle qui ne permet pas la maîtrise.

La perfection n’étant pas dans la nature de l’Homme, nous avons tous en nous une part d’excès de doute ou de confiance. Selon le sujet abordé, nous aurons une tendance à freiner notre progression, ou au contraire vouloir aller trop vite, et risquer de jouer à l’apprenti sorcier.

Se connaître soi-même permet d’identifier ces tendances, afin d’être pleinement conscient de ses propres penchants. Nous devons tous entrer dans cette étape primordiale et indispensable, pour pouvoir s’améliorer. 

Mais, l’amélioration passe aussi par l’acquisition de nouvelles connaissances, enrichies par l’échange et la confrontation des idées. C’est pour cette raison que le travail d’introspection doit être accompagné d’un travail d’ouverture, favorisant les rencontres et la diversité.

TUA — 2011