La sonorité et ce nom, proche du monde d’Harry Potter, m’ont plu. Animal mythique, il serait apparu à Metz, aurait dévasté cette ville avant d’en être chassé par son évêque au 3e siècle. La première version de cette légende date de la fin du 10e siècle. Des serpents empoisonnaient l’air de leurs souffles. Après une messe, Saint Clément les soumit du signe de la croix, lia le plus grand de son étole, le conduisit sur les rives de la Seille où il lui ordonna de quitter ces terres. Plus tard, entre le 11e et le 16e siècle le « plus grand des serpents » devint dragon buveur de sang, voulu par Dieu, pour punir les Messins de leurs débauches. Saint Clément le noie alors tout simplement dans la rivière.
Dans Pantagruel, Rabelais le décrivit comme « une effigie monstrueuse, ridicule, hideuse, terrible ». Jusqu’à la Révolution, une procession prit le relais. Le Graoully reconstitué était promené, hué, fouetté par les enfants. A partir du 18e siècle, les boulangers durent donner un pain sur son passage. Enfin, en 1919, le jour du Mardi-Gras, le Graoully moderne vit le jour.
Aujourd’hui, on peut le voir dans la crypte de la cathédrale. Son effigie suspendue rue Taison rappelle que là, jadis, on ne sortait pas la nuit : « Taisons, taisons nous, voilà le Graoully qui passe ! ». Il figure désormais sur les blasons de clubs sportifs, de l’école nationale d’ingénieurs et du lycée Louis Vincent.
Il aura fallu près de mille ans pour que cette mutation se réalise ! Si la sonorité fit m’intéresser à ce monstre, j’aurai pu, sans ce prétexte, vous parler de gorgone, de gargouille, de basilic, du diable et de ses multiples noms : Asmodée, Satan, Méphistophélès, Lucifer ! Noms se rattachant à un même archétype : le mal, générant la peur !
La peur
Faut-il la classer dans le domaine des émotions ou, instinct primaire, doit-on l’associer à celui de survie, de conservation, de préservation, d’où les idées de fuite, d’évitement du danger ? Mais aussi, et surtout, jouait-on et joue-t-on toujours de nos peurs ?
Et l’obscurité vint et la clarté décrut ; l’éclatant Lucifer plein d’astres disparut, et Satan fut. L’enfer fut créé de la sorte.
Victor Hugo
La peur n’est-elle pas d’abord liée à l’inconnu ? Ne reculerait-elle pas au fur et à mesure de la connaissance, de l’intellectualisation de ce qui nous entoure ? La peur de l’enfant diminuerait-elle avec l’âge, peur s’éloignant avec l’apprentissage du réel ? Peut-on alors affirmer que le développement des sciences, de l’instruction, de l’éducation favorise une diminution des peurs par une distanciation de l’inconnu ?
A l’évidence, la peur subsiste, et l’accroissement des connaissances génère alors d’autres questions de type métaphysique. Ces nouvelles peurs peuvent alors se transformer en angoisse existentielle ; certains se retourneront vers les dogmes, les drogues, le nihilisme, le fanatisme, le suicide !
La peur de l’inconnu : la peur de la mort
Pour les Egyptiens, il y avait une vie après la mort. Pour les juifs, ce sujet ne semble pas essentiel. La religion musulmane promet une forme de bonheur auprès de Dieu. La religion chrétienne, quant à elle, affirme qu’il y a une autre vie… après la mort !
Le plafond de la chapelle Sixtine représente Dieu transmettant la vie, mais on y voit aussi les morts, les uns emportés vers le bas, les autres vers le haut. Rassurant pour ces derniers, source de craintes pour les autres. Cette sensibilisation à la peur et à son exploitation furent à l’origine, à mon sens de deux armes redoutables de domination : l’ignorance et l’espoir !
Dans un de ses romans, par la voix de Bartolomé Colomb, frère de Christophe, Erik Orsenna les développe :
« Il faut chercher dans l’ignorance, ma caractéristique première… Une ignorance décidée, inculquée. C’est le savoir qu’on inculque. Comment enseigner son absence ?… A quoi bon répétait notre mère, perdre son temps dans les ratiocinations humaines alors que seul importe, pour gagner son ciel, l’intelligence de la volonté divine ? »
Quant à Umberto Ecco, dans Le Nom de la rose, par la voix du moine aveugle mettant le feu à la bibliothèque, il fustige Aristote et le rire :
« Combien d’esprits tireraient de ce livre l’extrême syllogisme, selon quoi le rire est le but de l’homme ! Le rire distrait quelques instants le vilain de la peur. Mais la loi s’impose à travers la peur, dont le vrai nom est la crainte de Dieu… Et de ce livre pourrait naître la nouvelle et destructive aspiration à détruire la mort à travers l’affranchissement de la peur. Et que serions nous, nous créatures pécheresses, sans la peur, peut-être le plus sage et le plus affectueux des dons divins ? »
La franc-maçonnerie, quant à elle, utilise les mythes et associe mort et renaissance, mort acceptée, mort symbolique qui pour certains sans doute peut devenir « méthode » pour l’apprivoiser, la réelle, s’en faire une « amie » ? Peut-être ! Les bergers d’Arcadie, œuvre de Nicolas Poussin, m’a toujours inspirée. L’inscription sur le tombeau : « Et in Arcadia ego » exprime que même en Arcadie, terre idyllique datant de l’antiquité classique, image du paradis, la mort est là aussi bien présente ! Le message ne serait-il pas alors de l’accepter pour mieux vivre ?
Il y a quelques mois, un Frère présenta un très beau texte sur la fin de vie. A l’issue de sa présentation furent abordé l’acceptation de la mort de l’autre, voire dans certains cas une aide pouvant être considérée alors comme une preuve d’amour. Si la peur de la mort ne se résume pas en effet à une simple attitude égoïste, elle concerne régulièrement les autres, ces autres qu’on aime. Alors, seuls les vivants souffrent !
La peur de l’inconnu : la peur de l’autre.
A n’en pas douter, la peur de l’humain est toujours d’actualité : peur de l’autre, ou plutôt de certains autres, peur à l’origine des pires ignominies passées et présentes. Inquisition, croisades, chasses aux sorcières, pogroms s’appellent désormais : extermination, racisme, expulsions, déplacements, mise aux bancs de…
Le plus souvent, cette peur a pour origine l’ignorance, ignorance simple parfois, mais aussi ignorance cultivée. Immigrés, homosexuels, juifs, gens du voyage, arabes, noirs sont niés dans leurs altérités et obtiennent involontairement le statut de paria. Et cette peur justifie alors tous les excès : dans son essence humaine d’abord, et conséquemment dans les droits et libertés fondamentales les concernant.
Ce cancer de l’espèce humaine particulièrement virulent s’infiltre, se développe, déshumanise son porteur. Mais ce qui le différencie du véritable cancer, c’est que le porteur a accepté le plus souvent son emprise, son propre avilissement. L’autre, pour de multiples raisons, devient un non-moi, un autre à exclure, à maltraiter, voire plus. Il peut souffrir, pleurer, mourir, peu importe, il n’existe pas, il est fantôme, ombre. Il gêne, dérange, importune, incommode, alors repoussons-le, voire supprimons-le… Et la nature fait parfois le travail… Ah, belle Méditerranée !
Et parmi xénophobes, racistes, homophobes, apparaissent des politiques, pour certains se présentant à l’élection suprême. Comment est-ce possible, démocratie oblige ? Non, il y a encore peu de temps, certains avaient le courage d’employer le mot délit pour un tel affichage. Nous, francs-maçons défendons la liberté d’expression, certes ! Mais à force de laisser s’exprimer ces extrémistes ne nous engageons-nous pas dans la grande confrérie des angéliques ? L’Europe s’insurge de ce qui se passe en Hongrie à propos des homosexuels, et après ? Il y eut les invasions de la Crimée, de l’Ukraine, et après ? Et ces femmes en Iran, et après ? Cinq cents néo-nazis défilent dans Paris et après, et après et après ?
Face à cet « a-humanisme », la Franc-Maçonnerie ne peut ignorer cette peur, obstacle majeur à l’avènement d’une société plus libre, plus égalitaire, plus fraternelle. Elle se doit de la combattre avec ses armes : l’éducation, l’instruction, la réflexion, la propagation des connaissances. Et ce dans le réel, et pour tous, sans la moindre exception, sauf à trahir sa revendication d’un humanisme universel.
La peur de l’inconnu : l’évolution des peurs
Ces peurs sont-elles les seules ? Ne voit-on pas en sourdre de nouvelles ? La peur du lendemain ; la peur des pandémies ; la peur climatique ; la peur des pertes de libertés ; la peur des dictatures ; la peur du grand complot ; la peur de la pauvreté. Il y en a sans doute d’autres, j’ai choisi de ne pas développer ce chapitre vous laissant la possibilité de compléter ces pistes, voire de les hiérarchiser ! Car je tenais à en décrire une autre, une peur qui peut parfois balayer toutes les autres !
La peur de l’inconnu : la peur de Soi
J’avais réfléchi il y a quelque temps sur un sujet dont l’objet était d’établir un lien entre cette phrase de Pindare, « Deviens celui que tu es », et le processus décrit par KG Jung où le Moi, peu à peu, céderait la place au Soi par un rapprochement du conscient et de l’inconscient. A cette face obscure de l’être, le psychiatre suisse précisais :
« Je pense que la vraie liberté réside dans l’accomplissement et la réalisation du Soi »
Une découverte de l’ombre entraînant des bouleversements, une réflexion éthique, une acceptation de la réalité, signifiant par là non de céder au mal, mais bien de l’intégrer… pour accéder à la vérité !
La vérité alors, source de peur ? Je ne parle pas ici de vérités scientifiques, morales ou réglementaires mais de sa vérité, sa propre vérité ! Dans un de ses cours au collège de France, Michel Foucault affichait :
« On pourrait appeler « spiritualité » la recherche, la pratique, l’expérience par lesquelles le sujet opère sur lui-même les transformations nécessaires pour avoir accès à la vérité ».
Pour lui en effet, la vérité n’est pas donnée par un simple acte de connaissance. Il ne peut y avoir vérité sans conversion, sans transformation, sans un mouvement d’ascension par lequel la vérité vient et illumine. Et de préciser :
« C’est un travail, un travail de soi sur soi, une élaboration de soi sur soi, une transformation progressive de soi sur soi dont on est soi-même responsable dans un long labeur qui est celui de l’ascèse ».
Mais « quelle dose de vérité chacun est-il capable de supporter ? » J’abordais précédemment l’exploitation de la peur par l’ignorance et l’espoir. Pour certains philosophes, l’espérance est le pire des maux, car seul compte le courage d’être soi. Pour alors tenter de se sauver du nihilisme et de l’illusion, le désespoir peut-il devenir la rançon de la lucidité ?
Quant à la souffrance serait-elle une « opportunité… passagère », un « moyen » pour affronter l’existence ? Je peux, à titre personnel, vous assurer que chaque année, lors du 14 juillet, voyant des musiques défiler, mes yeux se mouillent. Malgré mes 7 fois 11 ans je repense à ce père musicien que je ne connus que 4 ans …… et aux conséquences « paradoxalement positives » de cette douloureuse absence !
Alors, peur de la vérité ou peur de la liberté ? Il est aisé de comprendre que celui qui ne s’obéit pas à lui-même tombe sous la coupe des autres. Il est en effet plus facile d’obéir à autrui que de se commander soi-même. Certains aimeraient être des esprits libres mais s’avèrent incapables de briser les chaînes de la croyance. Irvin Yalom l’exprime clairement dans un de ses livres : « Un jour viendra sans doute où les hommes cesseront de craindre la connaissance et de travestir la faiblesse sous le masque de la « loi morale », et trouveront le courage de briser les chaînes du « tu dois »… et, sous-entendu … pour passer au « je dois ». »
Si « Deviens ce que tu es » signifie devenir plus parfait et ne pas être à la merci des desseins qu’un autre aurait conçus pour vous, ce chemin passe par une conscience claire. Est-ce aisé, souhaitable ? Je le crois et cette maxime sous forme de question me plait : « N’est-il pas plus facile de vivre avec une mauvaise réputation qu’avec une mauvaise conscience ? »
Sans doute n’ai-je pas été très clair sur ce chapitre ! Je me demande en effet parfois si nos rêves ne sont pas plus proches de nous que ne le sont nos sentiments ou nos brillants raisonnements ! Quoi qu’il en soit, et quelle que soit la méthode, je rejoins malgré tout Zarathoustra exprimant : « Il te faudra te consumer à ta propre flamme ; comment naîtrais-tu de nouveau, si tu ne t’étais pas consumé ? »… Et de me poser cette question ? Le secret d’une vie heureuse ne serait-il pas d’avoir d’abord ce qui est nécessaire, et ensuite d’aimer ce qu’on a voulu ?
En conclusion
Il existe un très beau grade maçonnique où le mythe nous conduit vers la reconstruction d’un temple avec une truelle dans une main et un glaive dans l’autre !
Face à ces peurs, anciennes ou nouvelles, le franc-maçon devrait, me semble-t-il, s’engager dans une double tâche, tâche de construction, mais aussi de défense:
- Eradiquer d’une main les peurs internes, personnelles ou non.
- Combattre de l’autre main tous générateurs directs ou non de ces peurs !
Ce double engagement me rappelle Stendhal qui, cheminant non loin de ces lieux, s’exprima ainsi : « Les peuples n’ont jamais que le degré de liberté que leur audace conquiert sur la peur. »
Si, pour certains, la tâche semble impossible – une perspective utopique – ; pour d’autres, il n’y a qu’une chose qui puisse rendre un rêve impossible : la peur d’échouer.